Acte I : Enfance
Scène 1 :
Dans la voiture
Sooleawa à six ans, Papa, Maman, Abawa l'ours en peluche
Elle cognait ses petits pieds contre le bas de son siège, tambourinant son impatience en rythme. Poom, poom, poom.
Sooleawa – C'est quand qu'on arriiiiive ?
Elle vit Papa lever les yeux au ciel dans le rétroviseur, et Maman retenir un rire :
Maman – Tu comptes poser la question toutes les deux minutes ? Bientôt.
Elle gonfla les joues, fit un câlin agacé à sa peluche et tourna la tête vers la vitre : le paysage de l'Ontario défilait, montagnard et grandiose. Elle sentait son petit cœur qui palpitait : elle adorait retourner à la réserve. Elle allait voir toutes la famille ; les cousins, Papi, Mamie, le chef de la tribu. En fait, tout le monde est un peu sa famille là bas, elle s'y perd, entre les oncles de Maman et les cousines de Papa. C'est pas grave, ceci dit. Elle aime tout le monde. Mais spécialement les autres enfants de la réserve. Eux aussi, ils l'aiment, ils lui envoient des lettres quand ils sont à la réserve et elle à Toronto ; ils lui disent ce qu'ils ont fait à leur école, elle leur dit ce qu'elle fait dans la sienne, à la « grande grande ville ». D'ailleurs, ils soupçonnent leurs maîtresses de se copier dessus : ils font presque pareil !
Sooleawa – Mamaaaan ?
Maman – Sooleawaaa ?
Sooleawa – Dis, pourquoi tu m'as donné ce prénom là ?
Les sourcils de Maman décollèrent vers son front :
Maman – Parce que c'est joli et on voulait que tu ai un prénom de la tribu.
Sooleawa – Rien d'autre ? Mais Matchitisiw il m'a dit que ses parent l'ont appelé comme ça parce qu'il pleurait tout le temps quand il était bébé !
Bon, d'accord, « il a mauvais caractère », c'est pas le meilleur prénom du monde, mais au moins lui c'était personnalisé. Elle, ça voulait dire « argenté ». C'était pas personnalisé
du tout. Y'a pleins de truc argentés. La lune. Les épées dans les films. Les fourchettes.
Scène 2 :
Au bord du lac
Sooleawa à sept ans, Matthew, Matchitisiw, Leah, Chogan (au même âge), Mamie
Matthew – Le dernier à l'eau c'est une vieille patate !
Le défi était lancé : Soo déchira pratiquement ses fringues en les expédiant par terre. Sa petite culotte vola dans le buisson le plus proche et elle se jeta dans l'eau glacée du lac. Ça faisait un bien fou, après l'après midi passé à courir de partout dans la réserve. Elle était toute en sueur. C'était une soirée d'été chaude, voire brûlante. Elle se mit à faire la planche. Les derniers rayons de soleil de la journée faisaient saigner les sapins et lui cuisaient le ventre. Elle sentait les remous de l'eau provoqués par les autres agiter ses cheveux. Un gros soupir de bonheur s'échappa de sa poitrine. Ah, ce qu'on était biiiiien, ici ! Elle avait hâte de raconter ça aux copines de l'école ! En même temps, non, elle ne voulait pas retourner à l'école, les vacances c'est trop bien.
Mamie – Ah, mais sortez de là ! Grand Esprit, sauve ces enfants ! Vous allez attraper un coup de froid ! Oust, oust ! Mais on a pas idée de rentrer dans l'eau glacée comme ça !
Scène 3 :
Dans la cour de l'école
Sooleawa à sept ans, Jessica au même âge, la maîtresse
Sooleawa, perché dans un des arbres de la cour, montrait une des branches à Jessica, qui s'escrimait à monter à l'arbre d'à coté :
Sooleawa – Ton pied ! Met le sur cette branche là ! Met le !
Jessica s’exécuta péniblement, puis remarqua que ça allait mieux avec ledit pied sur ladite branche.
Jessica – Sooooool, t'es troptroptrop forte !
Elle éclata d'un grand rire :
Sooleawa – Ben tu vois, à la réserve, on grimpe tout le temps aux arbres !
Jessica – C'est vrai ?
Sooleawa – Oui ! Et même qu'on court dans la foret, on nage dans le lac, on fabrique des attrape-rêves, on aide Papi à la pêche, et on fait même les danses des Pow-wow !
Elle s'était mis à compter sur ses doigts pour énumérer les activités.
La maîtresse – Ah, je rêve ! Descendez de là, toutes les deux ! Vous allez vous casser le cou !
Acte II : Pré-adolescence
Scène 1 :
Skatepark
Sooleawa à dix ans, Ashton à onze ans
Elle posa son vélo à coté du sien. Ils s'assirent, sans parler.
Elle fouilla dans son sac, sortie sa bouteille d'eau et se mit à boire, observant du coin de l’œil ceux qui continuaient de rider. Elle n'avait son vélo à elle que depuis un peu moins d'un an, mais elle se démerdait déjà. En fait, elle commençait carrément à gérer. Il faut dire qu'elle passait un nombre d'heure au skatepark assez affolant. Mais vous comprenez pas, le BMX c'était tellement... Tellement ! Elle volait au dessus du skatepark quand elle sautait, elle avait l'impression d'être la reine du monde, tout en haut. Quand elle avait eût une mauvaise journée à l'école, quand ses parents se disputaient : pouf, BMX. Le médicament à n'importe quel maux, c'était cette sensation de voler. Elle savait que des fois, il y avait des problèmes à la tribu, avec des histoires de territoires et que des fois Papa et Maman ne pouvaient pas lui payer autant de choses qu'ils voudraient... Mais on s'en fout. Elle sait voler.
Scène 2 :
Skatepark
Sooleawa à treize ans, Ashton, Jessica au même âge
Sooleawa – Les gars, il faut que je vous dise un truc.
Ashton – Accouche.
Sooleawa – Mais vous le dites pas, hein ! A personne !
Jessica – Promis !
Ashton – Juré, craché !
Sooleawa – Vraiment vraiment ?
Ashton – Mais ouiiiiii.
Jessica – Vraiment !
Sooleawa – Je suis amoureuse !
Ashton – De quiiii ?
Jessica – C'est Jean ?
Sooleawa – Attendez ! C'est une fille !
Il y a une seconde de silence.
Jessica - C'est VRAI ? T'es comme les lesbiennes à la télé, alors ?
De nouveau, silence.
Sooleawa – Je vous ai bien eu, patates crues ! Ahahah !
Scène 3 :
La cuisine de l'appart'
Sooleawa à quatorze ans ans, Papa
Il y eut un grand bruit de porte qui s'ouvre en claquant, et Soo fit irruption dans la cuisine, un air euphorique sur le visage :
Soolewa– PAPA.
Papa – Sooleawa ? Oulah, qu'est ce qui se passe ? Qu'est ce que c'est, ce sourire ?
Elle vint se planter devant lui, sautillante.
Sooleawa – Tu vois Dan, le patron de la boutique de skate et de BMX qui est sur l'avenue ? Celle où je vais tout le temps ?
Suspicieux, il hocha la tête. Elle lui prit les mains et se mit à bondir littéralement sur place :
Sooleawa – Il m'a dit qu'il voulait bien me sponsoriser !
Un vague choc passa sur le visage de Papa, puis il se mit à froncer les sourcils :
Papa – Sponsoriser, c'est à dire ?
Sooleawa – Ben par exemple, il me paye mon casque, mes gants, des parties de mon vélo, et en échange, je lui fait de la pub. Genre je met le t-shirt du magasin quand je fais un contest, ou... Ou, je met l'autocollant sur mon casque, voilà !
Papa la regardait. Son petit bébé avait bien grandit, quand même.
Papa – Eh bien, écoute... Je veux dire. Oui, pourquoi pas, mais il faudra qu'on lui parle... Pour être sûr que...
Sooleawa – Je sais ! Je lui ai déjà donné ton numéro !
Acte III : Adolescence
Scène 1 :
Au bord du lac de la réserve
Sooleawa à seize ans, Matchitisiw au même âge
Le caillou s'enfonça dans l'eau avec un « plouf ». Ils étaient tous les deux assis, les jeans remontés aux genoux et les pieds dans l'eau. Elle était extatique, et lui vaguement inquiet.
Matchitisiw – Bon, alors. Qu'est ce qu'il se passe ? T'as promis que tu m'expliquerais !
Elle se tourna vers lui :
Sooleawa – Okay. Tu m'écoutes et tu m'interromps pas, okay ?
Matchitisiw – Okay.
Sooleawa – CULT !
Matchitisiw se mordit la lèvre pour résister à l'envie de demander ce que c'était que ce bordel. Puis ça lui revient : Cult, c'est une des marques de BMX avec lequel Soo lui pourri son fil d'actualité facebook. Depuis un ou deux ans, quand elle commençait à avoir ses premiers sponsors, elle avait commencer à faire des vidéos d'elle en train de rider. Rapidement, elle avait commencé à faire des vues. Personne n'avait vraiment compris comment c'était arriver : mais elle se taillait une place sur la scène du BMX. La scène de Toronto, ça faisait un moment déjà qu'on la connaissait dans les skateparks ; mais ses figures commençaient à s'exporter au dehors de l'Ontario, et même du Canada.
Sooleawa – Dakota Roche m'a ajouté sur skype ! Dakota ROCHE EN PERSONNE. TU TE RENDS COMPTE ?
Il roula des yeux. Encore un de ces mecs que personne ne fréquentant pas les skateparks ne connait.
Sooleawa – Cult va me sponsoriser. Cult. CULT. La marque. Je vais genre. Faire des contest avec eux. Voyager avec eux. Peut être même avoir un BMX personnalisé. Je vais faire partie de leurs équipe !
Son sourire menaçait de lui déchirer le visage en deux. C'était la consécration. Maintenant, elle pouvait espérer vivre du BMX, elle pouvait viser les grands contest internationaux. C'était absolument monstrueux. Elle se laissa tomber dans l'herbe avec un soupir heureux.
Scène 2 :
Dans le salon de l'appart
Sooleawa à seize ans, Papa, Maman, la télé qui passe un reportage sur le malaise des adolescents homosexuels
Maman – C'est pas très naturel, quand même.
Papa – Moi, ce qui me dérange, c'est qu'on en voit de plus en plus... Je veux dire, on a compris qu'ils existent, y'a pas besoin d'étaler ça partout !
Maman – Surtout à la vue des gosses. Comment on est sensé leur expliquer ? Ça les perturbe, moi je te dis, ce genre de trucs !
Papa – Ça devient envahissant, ça me met mal à l'aise.
Maman – Moi je dis qu'ils ne devraient pas pouvoir se marier. C'est pas ça, une famille, sérieusement. C'est un Papa et une maman, une famille. Et puis même, ils vont élever leurs gosses pour qu'ils soient comme eux !
Papa – Mais que veux-tu, y'en a de plus en plus ! Les politiques peuvent plus dire non.
Maman – Soo, ma chérie, tu as fini ta valise ? Tu as un long vol demain.
Sooleawa – Oui.
Papa – N'ai pas l'air si inquiète ! Tu vas le gagner, ce contest !
Scène 3 :
Dew Tour, (compétition de BMX) Californie, à proximité du skatepark des BMX
Sooleawa à seize ans, un autre rider ; Alex
Au tout début, Sooleawa avait eût vaguement peur de cette équipe de mec de vingt-cinq piges, tatoués des pieds à la tête (avec plus ou moins de bon goût), qui pouvaient boire l'équivalent du débit des chutes du Niagara en RedBull. Mais il s'était vite avéré qu'elle était devenue la petite sœur du groupe, et elle était noyée sous l'affection protectrice de sa team. Elle les considérait comme ses grands frères, qu'elle pouvait appeler pour tout et n'importe quoi.
Elle était en tailleur à coté de son vélo, en train de régler son pédalier. Une voix derrière elle la fit sursauter :
Alex - Excuse, on met les casques là, ouuuu … ?
L'accent Australien la fit grimacer. Un autre rider se tenait là, semblant chercher où mettre son sac. Elle tendit la main vers un coin en souriant :
Sooleawa – Ouais, on a posé nos affaires là, nous.
Elle le vit balancer ce qu'il avait en main et la lui tendre :
Alex – Moi c'est Alex. Et toi, tu dois être... Euh. La copine de … ?
Elle roula des yeux et lui lança un regard noir. Et
voilà. Comme tout le temps. Évidemment, aucun de ces crétins ne pouvait se figurer qu'elle soit le rider et pas la
copine du rider.
Alex eût une petite mimique perturbée :
Alex – Euh. J'ai dit de la merde, là. Non ? Je sais pas trop, mais... AH NON mais si, voilà, t'es la meuf de Cult ! Pardon ! Sooleawa, c'est ça ?
Tiens, il avait retenu son prénom qui ne voulait pourtant pas dire grand chose. Pas rancunière, elle lui sourit.
Elle était habituée au sexisme, au bout d'un moment. On ne pouvait pas dire que ce soit réellement méchant -la plupart des riders sont des gars adorables. Mais c'était lourd. C'était plein de petites choses : les vannes pourries, le fait qu'on ne puisse pas expliquer le fait qu'elle soit énervée autrement que par le fait qu'elle ai ses règles, les remarques sur le fait qu'elle soit ou non maquillée plutôt que sur sa manière de rider, les « oh, t'es trop mignonne » quand elle essayait d'être un peu autoritaire. Les gars qu'elle fréquentait, elle avait fini par les habituer à arrêter de dire de la merde, ils faisaient gaffe. Mais à chaque nouvelle personne, elle devait recommencer.
Epilogue : Presque adulte
Peu de choses ont changés dans la vie de Soo, entre temps. Elle a simplement continué à monter en notoriété dans son milieu. Ce crétin d'Alex a fini par devenir son meilleur ami. Le monde n'est pas devenu moins sexiste, ses parents pas moins homophobes. Pour fuir le climat de sa famille, elle s'est mis à chercher des écoles où elle pourrait être interne. Le problème, c'est que la plupart ne l'autorisaient pas à continuer le BMX, et ça, c'était hors de question.
Et puis il y a eu Yuukou.